En conversation avec ... Hicham Benohoud

3 - 10 Juin 2020
 

A l’occasion de la troisième édition de la foire d’art contemporain 1 :54 qui s’est tenue à Marrakech du 20 au 23 février 2020, la Loft Art Gallery s’est entretenue avec  l’artiste plasticien et photographe Hicham Benohoud autour de l’exposition Moroccan Landscapes dans laquelle il exposait aux côtés de l’artiste Amina Agueznay.

 

L’occasion pour nous d’évoquer avec lui les liens qu’il tisse avec les gens, l'identité et la culture marocaine.

 

 

 

 

 

  • LAG- Vos pratiques artistiques et vos œuvres font systématiquement référence à la vie au Maroc, sa culture, son environnement, sa population. En quoi votre pays est-il une source d’inspiration inépuisable pour vous?

     

    HB : En tant qu’artiste, je suis sensible à mon environnement. Ma série fondatrice est « La salle de classe ». Inconsciemment, depuis que j’ai été professeur d’arts plastiques, le premier « réflexe artistique » était de photographier mes élèves que je côtoyais tous les jours pendant treize ans. Je les photographiais et photographiais encore obsessionnellement durant toute cette période. Le jour où j’ai quitté l’enseignement, je me suis retrouvé « orphelin » de mes élèves. C’étaient les seuls « sujets » que je prenais en photo. Comme je n’avais plus ces « modèles », j’ai tourné mon appareil photo sur moi-même en réalisant ma deuxième série regroupant trente autoportraits « Version soft ». Ces photos me représentaient seul, en buste. La majorité de mes projets artistiques suivants évoquent le Maroc ou ma ville natale Marrakech comme par exemple  Landscaping ,  The hole  ou  Acrobatie.

    Quand on voit le jour dans un pays comme le Maroc, on ne peut pas s’empêcher de l’évoquer, l’observer, le photographier, etc. 

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  • LAG- Comment vous est venue l’idée de la série Landscaping ?

     

    HB : La diversité des paysages marocains est incontestable. Cela va des montagnes neigeuses aux dunes de sable du désert. Pour ma part, j’étais plus sensible aux paysages du sud, entre les montagnes et le désert. Un paysage aride, hybride, sans identité. Un no man’s land.  On y trouve des montagnes, des roches et des pierres. Beaucoup de minéral et peu, voire aucun végétal. Un paysage sans vie, ou presque.

    Il n’y a pas qu’un seul Maroc mais des Maroc. Il peut être représenté par différentes scènes de genre. Pour cette série, c’est le paysage qui était le sujet principal.

     

     

    LAG- Le bâti est présent dans chacune de vos œuvres et la mise en scène de vos photographies fait souvent appel à des professionnels du bâtiment. Que représente ce bâti pour vous? 

     

    HB : Dans ces paysages désertiques et inhabités, j’ai tenté de construire des murs provisoires, des murs qui sont détruits aussitôt après qu’ils aient été construits. Des murs sans fondation, à l’équilibre fragile. J’ai aussi carrelé le désert. Tout est temporairement posé. Rien n’est fixé indéfiniment. Il s’agit de structurer et d’architecturer un paysage rude, indomptable. Le paysage est une métaphore d’une société aux chantiers multiples. L’implication des professionnels du bâtiment (maçons, peintres, carreleurs, etc.) était nécessaire pour des raisons techniques mais aussi symboliques. Il ne fallait pas bricoler mais construire réellement, dans les règles de l’art pour les besoins de la prise de vue. La destruction de mes interventions artistiques vient inéluctablement juste après.

     

    LAG- Nous parlions de la place que tient l’architecture dans vos œuvres. Cela implique l’intervention de corps de métiers divers. Quelle place donnez-vous au travail collectif?

     

    HB : Il est de plus en plus difficile, quand on est artiste, de travailler seul. Le plus important c’est le projet, l’idée. Pour les réaliser, on est obligé, quand cela ne fait pas partie de la démarche de l’artiste, de travailler (je ne dis pas collaborer) avec d’autres personnes. Dès que je prends une photographie, je la soumets à un tireur professionnel qui réalise dans certains cas le contrecollage avant de confier la photo à un encadreur. L’artiste, de nos jours, n’est pas formé à toutes les techniques.  Dans le cas de Landscaping , j’ai fait appel à plusieurs corps de métiers. Chaque ouvrier ou artisan a une tâche particulière à accomplir. Dans ma démarche, je ne donne pas libre cours à l’imagination des artisans. Je refuse leurs propositions même si elles peuvent être intéressantes. Je décide de tout. Et c’est un choix. Quand je pose un problème, c’est à eux d’apporter les solutions techniques mais pas artistiques (ou esthétiques). D’ailleurs, ils ne comprennent pas comment je peux détruire leur mur en quelques minutes, sachant qu’ils ont mis deux ou trois jours à le construire dans des conditions climatiques extrêmes. L’essentiel pour moi est qu’ils ont travaillé et qu’ils ont été payés pour le travail effectué. Contrairement à d’autres artistes qui collaborent réellement avec d’autres personnes, ma démarche se veut  délibérément radicale. C’est le regard que je porte sur la société, sur le monde.

     

     

     

    LAG- A notre époque où le numérique envahit le quotidien, où nous sommes constamment sur les ordinateurs et les téléphones portables, vous avez choisi de privilégier le travail manuel pour la réalisation de vos œuvres. Vos photos semblent photoshopées alors qu’au contraire, ce sont bien les interventions manuelles et humaines qui sont au centre du processus créatif. Quelle dimension donnez-vous aux gestes manuels et quelle place cette collaboration occupe-t-elle dans votre pratique artistique?

     

    HB : Comme je viens de le préciser dans la question précédente, je ne laisse aucune place à la collaboration comme on l’entend, c’est-à-dire l’implication de l’autre avec son regard, sa sensibilité, etc. Je pose le cadre dès le début. Les gens sont payés pour le travail qu’ils vont accomplir. Déjà dans La salle de classe où mes élèves posent pour moi bénévolement, de temps à autre quelqu’un me proposait une situation que je n’avais pas demandée et que je déclinais gentiment.

    Cependant, les gestes manuels restent pour moi indispensables à la création. Je construis tout seul et je ne fais appel à d’autres que quand je suis limité techniquement ou alors pour m’aider dans la logistique.

    Enfant j’aimais déchirer, coller, plier, détruire, froisser, etc. Et c’est ce que je continue de faire, à une autre échelle, en réalisant une grande partie de ma création. J’ai besoin de mes mains pour mieux ressentir le monde.

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    LAG- Ma première question avait trait à la thématique marocaine comme source d’inspiration. Ce qui est dit et montré dans vos œuvres se rattache t-il à un récit plus universel? Le souhaitez-vous?

     

    HB : Quand je pense à la réalisation d’une nouvelle œuvre, certes je parle de mon pays mais je ne cherche pas à me rattacher à un récit ou un discours universels. Je traite d’une problématique locale, voire personnelle, et l’Histoire décide de la portée du projet. En même temps, ce qui me touche en tant que Marocain peut toucher des gens d’autres contrées. La salle de classe traite le thème de l’éducation. Qui n’est pas sensible à cette thématique que l’on soit Marocain, Français ou Chinois ? La question du pouvoir est inhérente à la totalité de mes œuvres. Qui n’est pas sensible à cette question, qu’il s’agisse du pouvoir de l’argent, de la politique, des sentiments, etc. ? Cependant, ce n’est pas parce qu’on traite d’un sujet universel qu’on peut intéresser tout le monde. C’est le regard et la sensibilité de l’artiste sur une question ou sur un détail qui peuvent faire la différence.

     

     

    LAG- Est-ce selon vous le rôle de l’art de faire évoluer les idées et les mentalités? En quoi votre travail apporte-t-il selon vous un nouveau regard sur un pan de la société marocaine?

     

     HB : Je pense que l’art n’est pas capable à lui seul de faire évoluer les mentalités. Il faudrait bien plus que ça. L’art propose une autre vision du monde, le voir sous un autre prisme. Il ouvre les yeux sur certains aspects de la vie, apporte un regard critique sur la société et c’est déjà beaucoup. On commence à peine à avoir des musées et des galeries d’art contemporain au Maroc. L’éducation à l’art doit commencer dès l’enfance. Le contexte aussi doit évoluer pour qu’il soit propice au développement de l’art. C’est un chantier gigantesque et qui demande une politique courageuse.